Le 17 avril 2020, le Conseil d’État, saisi par la Ligue des Droits de l’Homme, annulait, comme portant atteinte à la liberté d’aller et venir, un arrêté du maire de Sceaux ayant imposé sur sa commune le port obligatoire du masque au titre des mesures destinées à lutter contre la propagation du virus Covid 19 (CE, « Commune de Sceaux » 17 avril 2020, n° 4400570).
Entre temps, les données ont changé : c’est presque unanimement aujourd’hui que professeurs, chercheurs et médecins en appellent à leur tour à l’obligation de porter un masque de protection dans tous les lieux publics, ce qui a été présenté par le Conseil scientifique dans son avis du 25 avril 2020 comme étant l’une des conditions de réussite du plan de déconfinement du gouvernement, son Président, le professeur Jean-François Delfraissy, ayant précisé que pour toute personne « le lieu public commence à la sortie de son immeuble » (interview du 30 avril 2020, Public-Sénat). Une étude internationale qui vient d’être menée par des chercheurs de l’Université de Cambridge, de l’École de Guerre économique de Paris, de l’Université de Science et de technologie de Hong Kong, conclut même que le port du masque serait plus efficace que les mesures de confinement pour venir à bout de l’épidémie (« Universal Masking is Urgent in the COVID-19 Pandemic: SEIR and Agent Based Models, Empirical Validation, Policy Recommendations” Physics.soc. Ph, 22 apr.2020).
A l’heure où de nombreux élus s’interrogent sur la stratégie du gouvernement qui persiste pourtant à vouloir préférer un discours de responsabilisation des citoyens plutôt que le recours à l’édiction de règles obligatoires pouvant atteindre leurs libertés, des maires ont déjà annoncé que devant l’inertie des pouvoirs publics, ils prendraient dès le 11mai 2020 des arrêtés rendant obligatoire le port du masque. Le maire de Leucate n’a pas attendu quant à lui et a pris un arrêté rendant obligatoire le port du masque dans l’espace public à partir du 11 mai. Avec une amende de 17 euros en cas de non-respect.
Compte tenu de la décision que vient de rendre le Conseil d’Etat le 17 avril 2020 dans l’affaire « Commune de Sceaux », il peut être intéressant de se demander de quelle marge de manœuvre disposent réellement les maires de nos communes ? Quelle est la force des considérants sur lesquels cette décision du Conseil d’Etat s’appuie ?
Or quel constat fait-on ? Si les bases juridiques de l’ordonnance d’annulation de l’arrêté sont incontestables, certains des motifs mis en avant pour justifier l’excès de pouvoir qu’aurait commis le maire de Sceaux suscitent en revanche des réserves (I). Il est permis, quoiqu’il en soit, de se demander si cette décision n’a pas déjà perdu de son actualité, puisque des circonstances nouvelles pourraient conduire le juge administratif à porter aujourd’hui une appréciation différente des éléments permettant de fixer le champ de compétence dont disposent nos maires pour prendre des mesures destinées à lutter contre le Coronavirus (II).
I-Juridiquement, la décision « Commune de Sceaux » repose sur une distinction classique entre ce que l’on appelle, en droit administratif, la « police générale » et la « police spéciale ».
Pour s’en tenir au contexte qui était ici en cause, il suffit de rappeler que lorsqu’un texte a confié à une autorité à large compétence territoriale (ministre, préfet) le pouvoir de prendre certaines catégories de mesures au titre d’une « police spéciale » (ex : santé publique, installations classées, urbanisme, police des marchés, cinémas, télécommunications etc.) le maire, dans le cadre de son pouvoir de « police générale » qui est d’assurer et de garantir sur sa commune « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » (article L 2212-2 code coll. loc.), peut seulement prendre des mesures visant à assurer l’effectivité, à l’intérieur de sa localité, des décisions arrêtées au plan national ou régional par l’autorité compétence.
Mais il ne peut -sauf « circonstances exceptionnelles »- ni en accroitre le champ ou la portée en les rendant plus contraignantes -comme l’avait fait le maire de Sceaux en l’espèce- ni, à l’inverse, en contrarier l’application.
La motivation de l’ordonnance du Conseil d’Etat qui rappelle ces principes ne surprend donc pas.
Ce qui soulève davantage question est ailleurs, et ce, nous semble-t-il, à un triple point de vue.
1°) En premier lieu, on peut être surpris par l’affirmation selon laquelle, ni la démographie de la commune de Sceaux, ni la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne pouvait constituer des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales propres à celle-ci ».
Ce n’est pas parce de nombreuses communes en métropole connaissent actuellement des contraintes effectivement identiques – ce que tous les maires de France, en revanche, ne rencontrent pas forcément avec la même intensité- que la commune de Sceaux ne se trouvait pas confrontée à des « circonstances locales particulières » bien réelles qui pouvaient justifier, selon le maire, l’édiction d’un arrêté rendant obligatoire le port d’un masque de protection.
2°) En second lieu, le Conseil d’État relève que l’interdiction prise par le maire, « à une date où l’Etat a fixé des règles précises sur les conditions d’utilisation des masques chirurgicaux et FFP2 et à ne pas imposer le port d’autres types de masques, est susceptible de nuire à la cohérence des mesures prises, dans l’intérêt de la santé publique, par les autorités sanitaires compétentes ».
L’affectation prioritaire des masques provenant des stocks limités de l’État au seul corps médical est effectivement une décision qui s’imposait. Mais le vrai débat -qui ne fait que s’ouvrir- pose la question de savoir si les pouvoirs publics, sous couvert de mesures dont le Conseil d’État croit pouvoir souligner la « cohérence », n’ont pas aussi voulu dissimuler l’insuffisance de leurs stocks en mettant faussement en avant, au plan sanitaire, la prétendue « inutilité » du port d’un masque dans les lieux publics, alors même que tous les pays frappés par le virus bien avant nous en imposaient l’usage.
3°) C’est, enfin, le dernier motif de la décision qui interroge peut-être le plus. Selon le Conseil d’Etat, « en laissant entendre qu’une protection couvrant la bouche et le nez peut constituer une protection efficace, quel que soit le procédé utilisé, l’arrêté est de nature à induire en erreur les personnes concernées et à introduire de la confusion dans les messages délivrés à la population par ces autorités ».
Que vient faire ici ce motif qui semble tout droit sorti des éléments de langage et de communication les plus archaïques auxquels on peut déplorer que notre gouvernement ait eu recours.
Car enfin, plus aucun scientifique ne conteste aujourd’hui qu’en l’absence de masque homologué le port d’un autre dispositif de protection, s’il est correctement porté, permet à tout le moins de freiner la propagation du virus et de réduire les risques de le contracter. Pourquoi donc laisser entendre le contraire et reprocher au maire d’avoir induit ses administrés « en erreur », ce qui, non seulement est discutable d’un point vue scientifique, mais repose en outre sur un supposé état d’ignorance de nos concitoyens que les faits contredisent chaque jour ?
II – Ceci étant, les circonstances, nous le disions, ont aujourd’hui changé et sont venues donner raison à l’auteur de l’arrêté annulé par le Conseil d’Etat: toute la communauté scientifique estime en effet que le déconfinement ne pourra se dérouler sans augmentation significative du nombre de cas de contamination qu’à la condition que le port du masque soit rendu obligatoire, y compris dans les lieux publics.
Tel est l’avis du Conseil scientifique chargé d’éclairer le gouvernement. Tel est aussi l’opinion émise par l’Académie de médecine qui, dans son avis du 22 avril 2020, s’exprime en ces termes : « Une simple recommandation ne peut suffire, chacun devant se considérer comme potentiellement porteur du virus et contagieux, même quand il se sent en bonne santé. Veiller à ne pas contaminer les autres n’est pas facultatif, c’est une attitude citoyenne qui doit être rendue obligatoire dans l’espace public”. Tout est dit.
Nul ne remet aujourd’hui en cause, comme l’a jugé le Conseil d’Etat dans son ordonnance « Commune de Sceaux », que la décision d’arrêter les mesures sanitaires imposées par l’état d’urgence sanitaire relève de la seule compétence du Premier ministre et du ministre de la santé, au titre de leurs pouvoirs de « police spéciale » de gestion des épidémies.
Pour autant, le pouvoir reconnu à une autorité administrative pour prendre des mesures au titre d’une « police spéciale » n’a jamais été synonyme de pouvoir discrétionnaire, le rôle du juge administratif étant de contrôler l’action de l’administration et donc de vérifier qu’elle a fait de son pouvoir de police un usage conforme aux objectifs pour lesquels il lui lui a été confié, à défaut de quoi cette autorité engage sa responsabilité (CEE 13 octobre 2017, n° 397031).
Le dépositaire de ce pouvoir de police peut être en faute pour l’avoir exercé, mais à mauvais escient, en prenant par exemple des mesures injustifiées, ou portant une atteinte disproportionnée à des droits et libertés. Il peut, à l’inverse, lui être reproché de s’être abstenu d’exercer ses pouvoirs, le juge pouvant, dans ce cas, lui enjoindre de le faire en prenant les mesures appropriées pour lesquelles il est compétent (CE 13 août 2013, n° 370902).
Mais cette inaction peut avoir aussi un autre effet. Elle justifie en effet qu’une autre autorité, normalement incompétente, puisse se substituer à l’autorité défaillante pour prendre à sa place les mesures que la situation imposait : « si l’autorité investie des pouvoirs de police municipale est seule compétente pour prendre à l’égard des administrés des mesures relevant de cette police spéciale, le préfet peut faire usage des mêmes pouvoirs en cas de carence de l’autorité municipale à les exercer » (CE 11 janvier 2007, 287674).
S’agissant du Covid 19, la question se trouve dès lors posée : le Premier ministre et le ministre de la santé n’ont-ils pas fait preuve d’une carence fautive en négligeant de prendre une mesure -l’obligation de port du masque- dont tous les scientifiques ont souligné qu’elle était la seule qui soit de nature lutter efficacement contre l’épidémie et à garantir aujourd’hui l’efficacité du plan de déconfinement ? Si cette carence est avérée, alors ne légitime-t-elle pas la décision de certains maires de se substituer au ministre de la santé et au Premier ministre défaillants dans l’exercice de leur pouvoir de « police spéciale », en prenant, au lieu et place de ces autorités, des arrêtés rendant obligatoire le port du masque ?
Telles sont les questions que devra résoudre le juge administratif lorsqu’il sera saisi -comme c’est probable- d’un recours dirigé contre les arrêtés municipaux, recours dont il est tout aussi vraisemblable que le Conseil d’Etat aura à connaître dans des délais très brefs.