L’on affirme souvent – sans suffisamment de nuance- que la Cour de cassation « juge le droit et non les faits ». L’affirmation est par elle-même exacte, et du reste conforme aux dispositions de l’article 604 du code de procédure civile, aux termes duquel « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit ».
Conformément à ce texte, les faits du litige font ainsi l’objet d’une appréciation souveraine par les juges du fond, appréciation sur laquelle la Cour de cassation ne revient pas.
Mais qu’est-ce qu’une appréciation « souveraine » ? L’expression signifie qu’hormis l’hypothèse d’une dénaturation des termes clairs de l’écrit qui lui est soumis, c’est au juge du fond et à lui seul de constater la matérialité ou la réalité des faits invoqués devant lui et d’en dégager, s’il y a lieu, la portée, ces point ne pouvant plus donner lieu par la suite à contestation devant la cour de cassation.
La question de savoir si la Cour de cassation contrôle les conséquences juridiques qu’il convient de tirer de ces faits varie selon les matières. Ainsi, le juge prud’hommal apprécie hors de tout contrôle de la cour de cassation si les faits qu’il constate justifient un licenciement pour cause réelle et sérieuse (« Mais attendu que la cour d’appel a, par une appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, relevé que le comportement de M. Y… n’était de nature ni à perturber la marche de l’entreprise, ni à indisposer le personnel de la société ou des personnes extérieures à la compagnie » Cass. soc., 26 juin 1990, n° 88-41.260. ).
A l’inverse, la Cour de cassation se réserve de vérifier elle-même si, sur le fondement des faits constatés par les juges du fond, un salarié a commis une faute grave ou une faute lourde (« Qu’en statuant ainsi alors que les agissements de m x…, de nature à jeter la suspicion sur l’honnêteté du personnel d’un service de la régie et qui avaient apporté un trouble important au fonctionnement de l’entreprise, étaient constitutifs d’une faute lourde rendant impossible la continuation du contrat de travail… » Cass. soc., 9 juin 1983, n° 81-40.012, Publié au bulletin).
Il existe donc un spectre de contrôle plus ou moins étendu de la Cour de cassation sur ce que l’on appelle la qualification juridique des faits, qui varie selon les matières.
Il reste que même lorsque le juge de première instance ou d’appel dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation des faits particulièrement étendu (ex : appréciation des torts d’un époux, existence et réalité d’un dommage, quantum des dommages intérêts etc.) le juge n’est jamais dispensé de rendre compte de son travail d’analyse du dossier qui lui est soumis, sa décision devant en porter la trace.
Selon l’article 455 du code de procédure civile, « tout jugement doit être motivé ». Cette obligation de motivation relève d’ailleurs des exigences de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (Cass. 1re civ., 11 févr. 2009, n° 06-18.746, Bull. 2009, I, n° 25).
Un arrêt que vient de rendre la troisième chambre civile le 9 février 2022 (Cass. 3e civ., 9 févr. 2022, n° 20-22.862) fait bien apparaître l’objectif de cette obligation de motivation qui vise à garantir au justiciable que la décision rendue à son égard l’aura été aux termes d’un examen réel et sérieux des faits du litige, y compris sur les points à propos desquels le pouvoir d’appréciation du juge est particulièrement large et échappe au contrôle de la Cour de cassation. Tel est le cas en particulier en ce qui concerne la réalité d’un préjudice et l’appréciation de son montant, question sur laquelle portait dans cette espèce le pourvoi.
En un mot, pouvoir souverain ne veut pas dire pouvoir arbitraire, comme le rappelle la décision précitée :
« 1. Selon le jugement attaqué (tribunal d’instance de Montpellier, 4 décembre 2018), rendu en dernier ressort, Mme [F] a donné à bail à M. [I] un logement dans la résidence [Adresse 1].
2. Estimant que le locataire avait fait obstacle à la réalisation des travaux qu’elle avait été condamnée à faire par jugement du 19 décembre 2017, Mme [F] a assigné M. [I] en paiement des sommes de 726 euros, correspondant à l’acompte versé à l’entrepreneur qu’elle avait chargé d’effectuer les travaux, et de 1 000 euros de dommages-intérêts.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
3. M. [I] fait grief au jugement de le condamner à rembourser à Mme [F] l’acompte versé à l’entrepreneur pour réaliser les travaux et à lui payer la somme de 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, alors « que tout jugement doit, à peine de nullité, être motivé ; que pour condamner dans son dispositif M. [I] à rembourser à Mme [F] la somme de 726 euros correspondant à l’acompte versé à l’entrepreneur pour réaliser les travaux, le jugement se borne à affirmer dans ses motifs que « les demandes formulées par Mme [F] apparaissent justifiées », sans même évoquer la somme de 726 euros et sans préciser à quoi elle pouvait correspondre ; qu’en statuant ainsi, le tribunal a violé l’article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l’article 455 du code de procédure civile :
4. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé.
5. Pour condamner M. [I] à rembourser à Mme [F] la somme de 726 euros au titre de l’acompte versé à un entrepreneur pour réaliser les travaux auxquels elle avait été condamnée par jugement du 19 décembre 2017, le tribunal retient que la demande formulée par Mme [F] apparaît justifiée.
6. En statuant ainsi, sans préciser ni analyser, même sommairement, les pièces sur lesquelles il fondait sa décision, le tribunal n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.
Et sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
7. M. [I] fait grief au jugement de le condamner à payer à Mme [F] les sommes de 1 000 euros de dommages-intérêts et de 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, alors « que tout jugement doit, à peine de nullité, être motivé ; que, pour condamner dans son dispositif M. [I] à payer à Mme [F] la somme de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts, le jugement se borne à affirmer que « les demandes formulées par Mme [F] apparaissent justifiées », sans même évoquer la question des dommages-intérêts ; qu’en statuant ainsi, le tribunal d’instance a violé l’article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l’article 455 du code de procédure civile :
8. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé.
9. Pour condamner M. [I] à payer à Mme [F] la somme de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts, le jugement retient qu’il résulte des pièces du dossier que Mme [F] n’a pu faire exécuter les travaux prévus, compte tenu des difficultés et empêchements causés par M. [I], et que la demande par elle formulée apparaît justifiée.
10. En statuant ainsi, par voie de simple affirmation, le tribunal, qui n’a pas mis la Cour de cassation en mesure d’exercer son contrôle, n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé ».
Cette décision, qui prononce ainsi une double cassation fondée sur l’article 455 du code de procédure civile, est intéressante en ce qu’elle révèle bien ce en quoi consiste l’obligation de motivation qui pèse sur le juge. Elle l’oblige, d’abord, à indiquer sur quels éléments ou pièces il se fonde. Mais sa décision doit, en outre, faire apparaitre qu’il a fait de ces éléments une analyse effective, fût-elle sommaire, de ces pièces, et ceci même dans les matières où il dispose d’un pouvoir entièrement souverain pour en apprécier la réalité et la portée, ce qui est le cas en principe s’agissant de se prononcer sur l’existence d’un préjudice et fixer son montant.
De ce point de vue, et sans doute sous l’effet de la CEDH, la Cour de cassation a évolué.
Longtemps, elle refusait toute forme de critique reprochant au juge de ne pas avoir explicité sa décision en ce qui concerne les éléments qu’il retenait pour fixer un préjudice (« Mais attendu que le juge n’est pas tenu de préciser les divers éléments ayant servi à déterminer le montant des dommages-intérêts qu’il alloue et justifie l’existence du préjudice par la seule évaluation qu’il en fait » (Cass. com., 19 déc. 1961, N° 492.)
L’arrêt rapporté du 9 février 2022 rompt -même si d’autres l’avaient déjà fait avant lui-avec cette jurisprudence.
Se trouve ainsi assuré, grâce au contrôle de la Cour de cassation, ce qui est attendu de toute décision de justice : impartialité et effectivité de l’examen du litige par le juge.