Ces dernières années ont vu l’émergence d’un principe d’origine anglo-saxonne, le principe dit de l’estoppel, principe que le droit français applique au travers la règle selon laquelle « nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ».
L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation y a fait pour la première fois référence dans un arrêt du 27 février 2009, mais pour en écarter l’application ( Ass. plén., 27 février 2009, n° 07-19841. Si d’autres décisions s’y sont référés, c’est le plus souvent pour y apporter beaucoup de réserve.
En 2010, la Première chambre civile précise ainsi que seul caractérise un estoppel un « changement de position, en droit, de nature à induire l’adversaire en erreur » (Cass. 1re civ., 3 févr. 2010, n° 08-21.288, Bull. 2010, I, n° 25), ce qui est logique, puisque la notion d’estoppel repose sur le principe de bonne foi et de loyauté procédurale (X. Delpech, Dalloz. 2010. 448.; T. Clay . Dalloz 2010, 2933; ibid. 2011. 265, obs. N. Fricero ; JCP 2010. 626, note D. Houtcieff). En 2015, la Cour ajoute que la contradiction n’est censurée que si elle a lieu au cours d’une même procédure : peu importe donc que, devant un autre juge, la partie ait adopté une position contraire (Soc., 22 sept. 2015, n°14-16.947).
Dans un arrêt récent du 9 février 2022 (Cass. Civ. 3, 9 février 2022 P 20-20.148) la cour de cassation apporte une utile précision qui mérite d’être soulignée en ce qu’elle fait ressortir, ce que beaucoup d’avocats ont tendance à perdre de vue, l’intérêt de présenter une demande principale assortie d’une demande subsidiaire à propos de mêmes faits, la circonstance que ces faits soient contestés à titre principal et reconnus à titre subsidiaire ne traduisant aucune incompatibilité d’ordre procédural, la demande principale et la demande subsidiaire étant de nature différente.
Dans cette affaire, une SAFER qui contestait la requalification en bail de longue durée d’une convention d’occupation d’un terrain d’une durée transitoire d’un an renouvelable, convention qu’elle avait consenti à une société d’aménagement, soutenait à titre principal que la demande en requalification était prescrite puisque qu’engagée plus de cinq après qu’ait débuté l’occupation précaire et à titre subsidiaire, que cette action était mal fondée puisque cette même occupation précaire avait été prorogée.
La cour d’appel avait retenu le principe de l’estoppel en énonçant, selon le résumé de sa motivation qu’en fait la Cour de cassation, que :
« Pour rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action en requalification formée par les exploitants de la parcelle, l’arrêt retient que la SAFER ne pouvait, sans contrevenir à la bonne foi nécessaire à la conduite de toute procédure, soutenir, sur le fond, qu’elle était autorisée du fait d’une première prolongation du délai de cinq ans pour la période 2011-2016, puis d’une seconde prolongation pour la période 2016-2020, à consentir un bail dérogatoire au-delà du 17 octobre 2010, et opposer au preneur la prescription de l’action en requalification à compter de cette date ».
La troisième chambre civile a censuré cette analyse pour les motifs suivants :
« Vu le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ; qu’en statuant ainsi, alors que les conclusions de la SAFER invoquaient, en premier lieu, une fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action et, à titre subsidiaire, son mal fondé au fond, et que la fin de non-recevoir et la défense au fond ont une nature différente, exclusive de toute contradiction entre elles, la cour d’appel a violé, par fausse application, le principe susvisé ».
Cette décision présente un intérêt à un double titre.
En premier lieu, l’application de la règle de l’estoppel paraissait dans tous les cas exclue en ce que la prétendue contradiction entre le principal et le subsidiaire ne constituait pas une posture procédurale de nature à tromper l’adversaire en l’induisant en erreur.
En second lieu, cette décision montre toute la richesse des moyens dont disposent les avocats lorsque les faits du litige autorisent plusieurs qualification juridiques possibles. Ainsi, rien n’interdit à une partie de soutenir qu’un engagement constitue, à titre principal une garantie à première demande, puis à titre subsidiaire une promesse de porte fort, puis à titre plus subsidiaire encore un cautionnement.
Ces conventions reposent sur des faits ou actes juridiques distincts qui sont propres à chacune d’elles. Leurs conditions sont distinctes. Mais proposer aux juges toutes ces qualifications, grâce à l’« artifice » du subsidiaire, permet d’optimiser les chances de succès d’une action en justice sans jamais s’exposer au risque de contrariété.
Ce qui renvoie au sens même du débat judiciaire et au rôle de l’avocat, lequel n’est pas chargé de dire le droit – c’est la fonction du juge- mais de déployer toutes les panoplies juridiques et factuelles que son dossier peut offrir si l’une d’elles au moins lui permet d’obtenir gain de cause.