Cass. com. 12 février 2020, n° 17-31614, P+B+R+I
On nous enseigne traditionnellement que toute action en responsabilité délictuelle -et l’action en concurrence déloyale en est une- suppose du demandeur qu’il démontre une faute de son adversaire, mais aussi un préjudice que cette faute lui a causé, que ce préjudice soit moral, matériel ou économique. Le préjudice économique peut revêtir diverses formes, mais il faut toujours qu’il se traduise par une perte patrimoniale de celui qui agit.
En matière de responsabilité pour concurrence déloyale, la chambre commerciale a toujours jugé qu’il s’inférait nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d’un acte de concurrence déloyale (Com., 28 septembre 2010, pourvoi n° 09-69.272). Faut-il encore établir le préjudice économique, puisque c’est sa réparation qui confère à cette action son véritable intérêt.
La chose ne pose pas trop de difficultés lorsque le commerçant indélicat à commis des agissements s’étant traduits par un détournement de la clientèle ou une baisse avérée du chiffre d’affaires de son concurrent. C’est plus difficile lorsque il est reproché à ce commerçant des pratiques frauduleuses ou mensongères dont les premières victimes sont les consommateurs eux-mêmes (ce qui ouvre aussi dans ce cas, on le sait, le droit d’agir du concurrent : « en indiquant que les briquets qu’elle importait étaient conformes à la norme En Iso 9994, cette société a faussé, de façon déloyale, le rapport de concurrence existant avec la société Bic » Cass. com. 20 septembre 2016, n°14-28083) .
La chambre commerciale de la Cour de cassation vient de rendre le 12 février 2020 une décision (n° 17-31614 P+B+R+I) facilitant grandement dans ce cas la preuve du préjudice de celui qui agit. Étaient en cause des pratiques frauduleuses d’un fabricant français de cristal qui indiquait sur ses produits que ceux-ci étaient réalisés « made in France », dans un « haut lieu du verre taillé en Lorraine » alors que ces produits provenaient…de Chine.
Un concurrent s’étant rendu compte de telles pratiques, préjudiciables aux consommateurs et la profession dans son ensemble, a assigné ce fabricant de cristal indélicat en concurrence déloyale et obtenu gain de cause en appel. Mais, sur pourvoi, la question de la réalité même de son préjudice n’a pas manqué d’être posée à la Cour de cassation, puisqu’il n’était pas contesté qu’il n’avait pu démontrer ni une baisse de son chiffre d’affaires, ni une réduction de son carnet de commandes.
La chambre commerciale a décidé, à cette occasion, d’infléchir sa jurisprudence.
Elle relève que « si les effets préjudiciables de pratiques tendant à détourner ou s’approprier la clientèle ou à désorganiser l’entreprise du concurrent peuvent être assez aisément démontrés…tel n’est pas le cas de ceux des pratiques consistant à parasiter les efforts matériels ou intellectuels d ‘un concurrent, ou à s’affranchir d’une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût, tous actes qui, en ce qu’ils permettent à l’auteur des pratiques de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induisent un avantage concurrentiel indu dont les effets, en termes de trouble économique, sont difficiles à quantifier avec les éléments de preuve disponibles, sauf à engager des dépenses disproportionnées au regard des intérêts en jeu ».
Et dans ce cas, conclut-elle, « la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes ».
C’est donc non plus du côté du demandeur qu’il conviendra à titre principal de se tourner pour évaluer son préjudice, mais vers le commerçant fautif -ou le plus souvent d’un expert- en faisant établir, objectivement, quelle est au regard des critères économiques et comptables qui déterminent le coût de fabrication d’un bien, la valeur de l’ « avantage indu » que les pratiques illicites ont permis au concurrent fautif de s’octroyer.
C’est, en quelque sorte, d’une « restitution de valeur » dont le concurrent fautif est redevable à l’égard de ses concurrents pour avoir faussé les règles de la compétition. Sérieux changement de perspective, qui aura à n’en pas douter des impacts sur l’appréciation de l’opportunité d’introduire, dans un certain nombre de cas de figure, une action en concurrence déloyale…